Une triple comédie
Quoique nous en pensions, et même si nous voudrions nous voir animés par d’autres motivations peut-être plus nobles (1), nous sommes bien pris dans ce mouvement perpétuel, dans cette triple dynamique : l’exploitation de la nature, la réalisation de gains de productivité, la course au profit. Nos énergies, nos motivations, nos valeurs sont motivées par cette triple obsession : l’obsession de la prédation, l’obsession de la productivité, l’obsession du profit. Aujourd’hui toujours, les voix dominantes expliquent qu’il ne faut surtout rien changer. L’exploitation de la nature est impérative pour nourrir sept, et bientôt dix milliards d’êtres humains. L’exploitation du pétrole, du gaz et du charbon doit encore s’accélérer pour répondre aux besoins croissants de l’humanité et tout particulièrement des pays en développement. Toute tentative de réduire la productivité est considérée comme suicidaire dans un monde globalisé où les entreprises et les nations sont en compétition. Quant au profit, il impose sa loi, il impose une recherche continue de rentabilité. Quiconque voudrait lui tourner le dos, voudrait réduire ses bénéfices, se verrait disqualifié, abandonné, rejeté par l’argent même. Les capitaux circulent librement autour de la terre et les entreprises, comme les États, rivalisent d’atouts pour les attirer.
Pourtant, nous savons que nous avons atteint les limites de l’exploitation de la nature : nous sommes entrés dans une phase de surexploitation et de destruction irrémédiable d’un patrimoine unique, de secrets merveilleux, d’un trésor immense, d’une part de nous-mêmes. Nous savons aussi que les gains de productivité peinent de plus en plus à être réinvestis. Depuis plus de 50 ans, le chômage de masse s’est installé, inutile de débattre de son caractère conjoncturel ou structurel, il est là, massif, comme un élément du système et non comme une anomalie.
Le chômage – faut-il le rappeler ? – est une hérésie, un drame humain. Pour beaucoup, il signifie isolement, perte de repères, mésestime de soi, et parfois exclusion. Le chômage est destructeur des personnes et de la société. Le chômage est un poison. C’est aussi un non-sens économique. Nombre de commentateurs ou d’hommes politiques se plaisent à dire que le pays vit au-dessus de ses moyens. Cette phrase est terrible car l’inverse est bien plus vrai : le pays vit en dessous de ses moyens : en dessous d’une utilisation optimale de toutes les capacités, de toutes les compétences, de toutes les motivations des millions de personnes laissées stupidement en dehors de l’économie. Oui, c’est certain, nous vivons en dessous de nos moyens ! Trois à cinq millions de personnes privées d’emploi en France, vingt millions en Europe, deux cent millions dans le monde, n’est-ce pas stupide ? N’est-ce pas insupportable ? Quant à la course au profit, elle semble se développer désormais en dehors de toute réalité économique, dans le monde virtuel des banques casinos, sans aucune considération pour nos besoins les plus essentiels.
Que faisons-nous en réalité ?
Nous exploitons les ressources naturelles au-delà de ce qu’elles peuvent renouveler. Nous cherchons à tout prix à limiter le travail humain dans chaque production alors que celui-ci constitue une ressource disponible et sous-utilisée. Nous optimisons en permanence l’usage de l’argent comme s’il s’agissait d’une ressource rare alors qu’il n’a aucune contrainte physique et relève d’une pure construction humaine.
Bref, nous surexploitons ce qui est fini, nous économisons ce qui est abondant, nous rationnons une ressource non contrainte ! Nous marchons sur la tête, dans une inversion complète de ce qui devrait être nos priorités ! Il faut déclarer l’obsolescence des dynamiques qui portent l’humanité depuis son origine. Il faut dénoncer cette comédie où nous entraînent toutes sortes de politiques et d’experts, parfois par intérêt, souvent par paresse intellectuelle. La comédie des richesses naturelles toujours disponibles, la comédie des gains de productivité toujours réinvestis, la comédie de l’argent rare.
1Même si nous pouvons être admiratifs de tous ceux qui sont motivés par la recherche du « beau », du « juste » ou du « vrai », reconnaissons que leurs actions n’influent qu’à la marge notre évolution.