Un monde absurde

Résumé.

Trois dynamiques essentielles entrainent le monde depuis des millénaires : l’exploitation de la nature, la réalisation de gains de productivité et la course au profit. Cette triple obsession, du pillage de la terre, de la productivité et de l’argent a mobilisé, et mobilise toujours, l’essentiel de nos énergies et explique sur le temps long notre extraordinaire développement. 

Aujourd’hui cependant, ces dynamiques sont obsolètes. L’exploitation de la nature bute sur les limites de la planète : nous détruisons la biodiversité, nous épuisons les stocks de ressources et nous provoquons un terrible dérèglement climatique.  Quant aux gains de productivité, ils peinent à être réinvestis et donnent lieu à un chômage de masse. La course au profit enfin, confisque l’argent au service des seules activités extrêmement profitables, sans nous permettre de satisfaire nos besoins les plus essentiels ; pourtant l’argent n’a aucune contrainte physique et ne relève que d’une pure construction sociale.

Bref, nous surexploitons ce qui est fini, nous économisons ce qui est abondant, nous rationnons avec ferveur une ressource non contrainte ! Nous marchons sur la tête, dans une inversion complète de ce qui devrait être nos priorités. Il faut déclarer l’obsolescence des dynamiques qui portent l’humanité depuis son origine. Il faut dénoncer cette comédie où nous entraînent toutes sortes de politiques et d’experts. La comédie des richesses naturelles toujours disponibles, la comédie des gains de productivité toujours réinvestis, la comédie de l’argent rare.


Un monde absurde

Trois dynamiques essentielles pour expliquer le monde.

« Changer le système, pas le climat » proclament les défenseurs de l’environnement. Mais pour changer de système il faut d’abord identifier les dynamiques en œuvre, ces forces qui nous entrainent dans une transformation permanente et de plus en plus rapide.

J’en retiens trois, trois dynamiques majeures, trois forces essentielles à notre développement et à notre histoire. Trois obsessions, intangibles, obstinées, consommatrices de l’essentiel de nos énergies. Des forces qui s’imposent depuis des millénaires, au-delà des religions, au-delà des organisations sociales ou politiques, au-delà des cultures et des organisations familiales, même si ces composantes ont pu jouer des rôles majeurs dans les bifurcations du monde.

Ces trois dynamiques essentielles, déterminantes quant à notre évolution et à notre situation actuelle, sont l’exploitation de la nature, la réalisation de gains de productivité et la course au profit[1].

Aujourd’hui encore, les voix dominantes expliquent que le monde doit absolument poursuivre sur ces dynamiques. L’exploitation de la nature est impérative pour arriver à nourrir sept, et bientôt dix milliards d’êtres humains. L’exploitation du pétrole, du gaz et du charbon doit encore s’accélérer pour répondre aux besoins croissants de l’humanité et tout particulièrement des pays en développement. Toute tentative de réduire la productivité est considérée comme suicidaire dans un monde globalisé où les entreprises et les nations sont en compétition. Quant au profit, il impose sa loi, il impose sa recherche de rentabilité. Quiconque voudrait lui tourner le dos, voudrait réduire ses bénéfices, se verrait disqualifié, abandonné, rejeté par l’argent même.

L’exploitation de la nature, la réalisation de gains de productivité et la course au profit sont des dynamiques essentielles qui n’ont pas eu, et n’ont toujours pas, de véritables oppositions. Elles expliquent, sur le temps long, notre formidable développement et notre non moins exceptionnelle accumulation de richesses. Si la question des inégalités, et de leur progression, demeure essentielle, il est indéniable en effet qu’une part de plus en plus grande de la population mondiale accède au bien-être matériel et à un niveau de consommation « de classe moyenne ». On pourrait voir dans ce constat une validation du comportement de l’humanité et un encouragement à persévérer dans ses pratiques. Pourtant il est absolument nécessaire de déclarer leur obsolescence, leur inadaptation aux enjeux actuels, la fin d’une dynamique. Il faut dénoncer ces croyances anciennes, ce système de valeurs, cette triple obsession du pillage de la terre, de la productivité et de l’argent.

De l’exploitation de la nature à la surexploitation de la planète.

Nous savons bien tout d’abord que nous détruisons la planète, ses ressources et sa biodiversité. Le WWF estime que nous consommons chaque année une fois et demi ce que la planète peut produire de façon renouvelable[2]. A cette destruction des ressources physiques et du vivant s’ajoute une surproduction de déchets, en particulier de déchets plastiques qui polluent les rivières et les océans et surtout de gaz carbonique issu de la combustion du charbon, du gaz et du pétrole. Les océans et la masse végétale n’arrivent pas à absorber cet excès de gaz carbonique et celui-ci s’accumule dans l’atmosphère provoquant une lente mais inexorable hausse de la température moyenne terrestre. Cette hausse est déjà de plus 1° Celsius depuis les années 1900 et si nous continuons sur notre lancée elle devrait être de +3 à +4° Celsius à la fin de ce siècle. Ce serait une catastrophe.  

La surexploitation de la planète nous conduit donc à un triple drame : pénurie de ressources, perte de biodiversité, crise climatique. N’est-ce pas une perspective insupportable ?

De la productivité au chômage de masse.

Chaque jour nous voyons comment la productivité est un combat essentiel de chaque entreprise et une obsession de la plupart des économistes et hommes politiques. Si la croissance et le plein emploi ne sont pas au rendez-vous, alors, selon eux, il faudrait encore développer de nouveaux gains de productivité. Cependant en France, et ailleurs dans le monde occidental, nous constatons que la contrepartie des gains de productivité ce n’est pas le plein emploi, c’est le chômage. Si une zone économique, ou un pays, semble mieux s’en sortir que d’autres, c’est souvent en exportant ailleurs son chômage. Globalement, le système ne semble plus savoir réemployer les ressources libérées par les gains de productivité. C’est contraire à la théorie économique qui prévoit leur réinvestissement, mais c’est ainsi. Le chômage est donc là, massif, récurrent : cela fait 50 ans que nous y faisons face. Il est une composante du système actuel, pas un dysfonctionnement.

Le chômage – faut-il le rappeler ? – est une hérésie. C’est tout d’abord un drame humain. Pour beaucoup il signifie isolement, perte de repères, mésestime de soi, et parfois exclusion. Le chômage est destructeur des personnes et de la société. Le chômage est un poison. C’est aussi un non-sens économique : nos vies ne seraient-elles pas meilleures si les personnes sans emploi pouvaient participer à l’activité économique ? Souvent les commentateurs économiques, ou les hommes politiques, se plaisent à dire que le pays vit au-dessus de ses moyens. Cette phrase est terrible car l’inverse est bien plus vrai : le pays vit en dessous de ses moyens : en dessous d’une utilisation optimale de toutes les capacités, de toutes les compétences, de toutes les motivations des millions de personnes laissées stupidement en dehors de l’économie. Oui, c’est certain, nous vivons en dessous de nos moyens !

Ainsi, nous sommes obsédés par la réalisation de gains de productivité, à la fois condition de survie et promesse de croissance, et nous récoltons le chômage. Quelque chose ne fonctionne pas dans nos sociétés. Depuis quarante ans maintenant, le chômage agit comme un cancer au sein de nos sociétés. Trois à cinq millions de personnes privées d’emploi en France, vingt millions en Europe, deux cent millions dans le monde[3], n’est-ce pas insupportable ?

De la course au profit au manque d’argent.

La course au profit bat son plein. La richesse mondiale progresse. Une classe moyenne et les milliardaires se développent à la surface du globe. Pourtant, nous ressentons un terrible manque d’argent face à des besoins qui paraissent immenses. En France, comme dans beaucoup d’autres pays européens, l’argent manque pour la recherche, pour l’enseignement, pour la santé, pour les retraites, pour les armées, pour les prisons, pour les transports, pour l’environnement, pour les entrepreneurs, pour la construction de nouveaux logements, pour le financement de la dépendance, pour la sécurisation des centrales nucléaires, pour l’accueil des réfugiés …

Dans les pays en développement l’argent manque pour permettre à tous d’accéder à l’éducation, pour lutter contre la pauvreté, pour diffuser des vaccins, pour former des médecins et des infirmiers, pour généraliser l’accès à l’eau potable, pour développer des barrages et autres sources d’énergies renouvelables, pour développer les administrations, pour diffuser les technologies, pour mieux construire de façon à mettre les populations à l’abri des risques naturels, pour soutenir l’activité, pour créer des infrastructures …

A l’échelle de la planète l’argent manque pour préserver les grandes réserves de biodiversité, pour piéger le carbone, pour bâtir des infrastructures transcontinentales, pour éliminer au cœur des océans « le sixième continent de plastique », pour nettoyer nos plages de leurs déchets, pour nettoyer l’espace encombré des déchets de nos satellites, … Il y a tant à faire !

Il ne s’agit pas de se plaindre tel un enfant gâté qui réclame plus de jouets ou de friandises. Il s’agit de reconnaître que nous sommes incapables de répondre à des besoins essentiels. A minima les moyens qui manquent à la défense de l’environnement et à la préservation du climat sont indispensables car le risque n’est rien moins qu’une destruction irréversible de la planète.

Pourtant manquer d’argent n’est-ce pas stupide ? L’humanité, ou un pays, peut manquer de bras, de charbon, de fer, d’eau, de terres fertiles, de tracteurs, de routes …, mais d’argent ?

Aujourd’hui l’argent ce n’est qu’une écriture sur un compte, rien de physique, rien de fondamentalement contraint. Depuis la rupture des accords de Bretton Woods en 1971, entrainant la fin de la convertibilité en or des monnaies, il est théoriquement possible de créer autant d’argent que nécessaire ! Bien sûr cela ne peut se faire n’importe comment. Si la création monétaire se traduit simplement par une hausse générale des prix et des salaires, elle n’a aucun effet réel. Si la création monétaire vient nourrir des bulles spéculatives, l’explosion de celles-ci donne lieu à des crises économiques plus ou moins catastrophiques. Mais si la création monétaire permet d’investir dans de nouvelles activités, apportant du travail à des personnes qui n’en avaient pas, et des services à des personnes qui en demandent, alors l’économie est renforcée.

Il faut donc dénoncer le manque d’argent qui ne repose sur aucune contrainte physique mais seulement sur une course au profit qui raréfie artificiellement les capitaux disponibles, sur notre organisation, notre volonté, nos conventions, notre système et nos illusions.

Dénoncer la comédie.

Que faisons-nous concrètement ? Nous exploitons les ressources naturelles au-delà de ce qu’elles peuvent renouveler. Nous cherchons à tout prix à limiter le travail humain dans chaque production alors que celui-ci constitue une ressource disponible et sous-utilisée. Nous optimisons en permanence l’usage des capitaux comme s’il s’agissait d’une ressource rare alors qu’elle n’a aucune contrainte physique et relève d’une pure construction humaine.

Bref, nous surexploitons ce qui est fini, nous économisons ce qui est abondant, nous rationnons avec ferveur une ressource non contrainte ! Nous marchons sur la tête, dans une inversion complète de ce qui devrait être nos priorités ! Il faut inverser le système. Renverser les valeurs. Remettre l’humain au cœur d’un projet économique qui préserve la nature. Faire des capitaux un moyen et non une fin. Pour cela il faut arrêter de rationner ce qui n’est qu’un jeu d’écriture : l’argent. Il faut s’organiser pour disposer d’autant de monnaie que nécessaire pour que tous ceux qui le souhaitent aient un emploi, et pour que ces emplois optimisent notre bien-être et la préservation de la planète.

Utopie ? Non, juste une nécessité, une question de volonté et d’organisation. Juste un prolongement de la dénonciation des accords de Bretton Woods, une avancée supplémentaire dans la maîtrise de la monnaie, un pas de plus dans l’émancipation de son pouvoir ou de la tyrannie de ceux qui en ont fait « leur propriété ».

Il ne s’agit pas de tout casser, la question n’est pas de désigner des ennemis, la question est de développer de nouvelles marges de manœuvre pour sortir de l’impasse dans laquelle le système actuel nous a entrainés, un système où la préservation des rendements financiers domine, où l’exclusion de compétences qui ne demandent qu’à s’exprimer se poursuit, où la planète est mise en danger.


[1] Chacune de ces trois dynamiques est décrite en détails dans un article de ce blog

[2] La notion d’ »empreinte écologique » est développée par l’ONG canadienne Global Footprint Network et est médiatisée par le World Wide Fund For Nature, le W.W.F. Cette empreinte exprime la totalité des consommations humaines en unités de « terre », c’est-à-dire en quantité de ressources que la terre peut produire chaque année de façon renouvelable.

[3] Données 2018 du BIT, Bureau international du travail.

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