
Pendant des millénaires, la monnaie correspondait à des pièces en alliage de métal précieux. Les pièces en or ou en argent avaient en effet un avantage absolu sur tous les autres systèmes : elles ne perdaient jamais vraiment leur valeur. En cas de banqueroute générale, de faillite du prince ou du royaume, il était toujours possible de les fondre et de récupérer le métal. Cette universalité de la monnaie était surtout réclamée par les commerçants et les mercenaires qui, passant de pays en pays, souhaitaient être payés avec une monnaie qui, à défaut d’être reconnue, pouvait toujours faire valoir son pesant de métal.
Au sein d’un royaume, pour fabriquer plus de monnaie, il était possible de tricher sur sa valeur, par exemple en incluant secrètement moins d’or dans les pièces ou en rognant leur bord. Il arrivait aussi que le monarque rappelât toutes les pièces en circulation pour en émettre de nouvelles, contenant moins d’or mais pour des valeurs faciales identiques aux précédentes. Bien que courantes, ces pratiques étaient risquées, elles pouvaient détruire la confiance dans une monnaie et amener les acteurs économiques à se replier sur d’autres devises.
Mais le moyen le plus sûr d’émettre plus de monnaie, sans tricher, était de découvrir de nouvelles mines d’or ou d’argent. Cette recherche frénétique toucha tous les continents et toutes les périodes, de l’Antiquité à notre époque moderne. En général, l’exploitation de nouvelles mines donnait lieu à des guerres de conquête et à la mise en esclavage des populations vaincues.
Ce fut particulièrement le cas aux XVIème et XVIIème siècles. La conquête de l’Amérique du Sud donna lieu à l’extermination des populations amérindiennes, souvent d’épuisement dans les mines, et à un afflux exceptionnel de métal précieux qui inonda toute la planète. Cela fit la richesse des pays conquérants, le Portugal et l’Espagne, mais aussi de la France, de l’Angleterre ou des Pays-Bas qui arraisonnaient les navires sur le retour chargés de lingots d’or et d’argent. L’économiste J.M. Keynes[1] estima que la prise d’un seul navire, la « Nuestra Senora de la Concepción », dérobé aux Espagnols en 1579 par le corsaire Francis Drake[2], permit la création de l’empire britannique. Grâce à ce butin exceptionnel, Elisabeth 1re put rembourser ses dettes et investir dans la Compagnie du Levant pour commercer avec les Indes.
Même lorsque l’usage des billets se développa, l’or demeura la référence absolue : chaque billet était échangeable contre sa valeur en or. Il s’agissait d’une condition essentielle pour que les citoyens aient confiance dans cette monnaie papier. Bien sûr, comme avec les pièces, les États ont pu tricher avec les billets et en émettre au-delà de leurs réserves d’or. Parfois même, notamment lors de conflits, la convertibilité des billets fut supprimée. La France, par exemple, abandonna la parité or de sa monnaie pour pouvoir financer la Première Guerre mondiale. Le retour difficile et provisoire à une parité or ne fut possible qu’en 1926, huit ans après la fin du conflit, avec la stabilisation du franc Poincaré.
En 1944, la communauté internationale restait marquée par les désordres monétaires qui avaient suivi la Première Guerre mondiale et par la crise de 1929. Elle savait qu’une paix durable ne pouvait reposer que sur une organisation monétaire solide permettant d’accompagner la reconstruction et le développement des pays sortis de la guerre. Après trois semaines de débat, 730 délégués représentant 44 nations signaient les accords de Bretton Woods. Ceux-ci prévoyaient des parités fixes entre les monnaies ainsi que leur convertibilité en or. Le dollar, pivot du nouveau système, était immuablement valorisé à 35 dollars pour une once d’or[3]. La stabilité de chaque monnaie était donc garantie par une valeur d’échange fixe avec toutes les autres et avec l’or.
Progressivement, la convertibilité du dollar en or ne fut plus que théorique : le volume de dollars dans le monde excédait largement les avoirs en or de la Réserve fédérale américaine (FED). Il y avait là une situation extrêmement critique : si tous les créanciers avaient réclamé la conversion de leurs dollars en or, la FED se serait retrouvée en situation de faillite et le système monétaire international aurait explosé. Ce risque était loin d’être purement virtuel. Le général de Gaulle, par exemple, par défiance envers le dollar et son « privilège exorbitant », avait largement accéléré la conversion en or des avoirs français détenus en dollars. Les banques allemandes et d’autres acteurs économiques en firent autant. Pour sortir de cette situation intenable, les Américains décidèrent de supprimer à la fois la convertibilité de leur monnaie en or et le régime de parité fixe des monnaies. En 1971, ils dénoncèrent les accords de Bretton Woods et le monde entra dans l’ère des changes flottants. Les États-Unis ont ainsi pu continuer à émettre des dollars qui, débarrassés du risque de convertibilité, se sont répandus dans le monde. La valeur du dollar ne dépendait plus du stock d’or de la Réserve fédérale, mais de la reconnaissance de la puissance américaine et de la volonté des pays exportateurs (Chine, pays producteurs de pétrole) de limiter la valeur relative de leur propre monnaie.
Depuis que les États-Unis ont déclaré le dollar non directement convertible en or, ce qui est devenu le cas de toutes les autres monnaies, il n’y a plus de lien entre une quantité de monnaie et une réserve de métal précieux : aucune banque d’émission du monde occidental n’est tenue de donner la contrepartie en or des billets qui lui sont présentés[4]. Il s’agit là d’un acte profondément révolutionnaire et d’une portée extraordinaire, même s’il n’est pas unique dans l’histoire de l’humanité[5]. Désormais, on allait pouvoir s’affranchir de toute contrainte physique et faire confiance aux talents des acteurs économiques et politiques pour réguler la quantité de monnaie en circulation.
Mais, si on ne crée plus de monnaie en exploitant des mines d’or et d’argent, comment fait-on ?
[1] J.M. Keynes, Lettre à nos petits-enfants.
[2] Plusieurs répliques de son célèbre bateau « Le Golden Hind » sont encore visibles en Angleterre.
[3] Une once correspond à 31,104 grammes.
[4] Même la Suisse, pourtant fortement attachée à l’or, a rompu la convertibilité du franc à la fin des années 90.
[5] La Chine, par exemple, entre 1000 et 1500 après Jésus-Christ, s’appuya sur une monnaie papier et connu de longs siècles de prospérité.