
AVEC SES HUIT MILLIONS D’HABITANTS, ses 46 milliards de dollars de produit annuel brut, un revenu annuel par famille de 14 000 dollars, une production d’acier supérieure à celle de la France, Chicago n’a pas besoin d’éloge. La réalité de ses entreprises parle pour elle, comme la beauté de ses gratte-ciel qui évoquent les noms des plus grands architectes tels que Mies van der Rohe. Dans l’aventure de l’Amérique moderne, du monde moderne, votre ville joue un rôle éminent que lui confèrent l’esprit d’entreprise et l’énergie de ses citoyens. Il n’en est pas de plus représentative des progrès extraordinaires accomplis par les États-Unis dans les domaines de la technique et de l’industrie.
Mais le rythme de cette évolution crée à l’homme de la fin du XXe siècle des problèmes inattendus. Pris de court par les transformations de son milieu dont il est pourtant directement responsable, il se demande s’il est encore capable de maîtriser les découvertes scientifiques et technologiques dont il attendait le bonheur. Tel l’apprenti sorcier, ne risque-t-il pas finalement de périr par les forces qu’il a déchaînées ?
L’emprise de l’homme sur la nature est devenue telle qu’elle comporte le risque de destruction de la nature elle même. Il est frappant de constater qu’au moment où s’accumulent et se diffusent de plus en plus les biens dits de consommation, ce sont les biens élémentaires les plus nécessaires à la vie, comme l’air et l’eau, qui commencent à faire défaut. La nature nous apparaît de moins en moins comme la puissance redoutable que l’homme du début de ce siècle s’acharnait encore à maîtriser mais comme un cadre précieux et fragile qu’il importe de protéger pour que la
terre demeure habitable à l’homme.
C’est en grande partie la conséquence d’un développement urbain qui a atteint des proportions alarmantes et préoccupe tous les responsables. Vous y êtes, à Chicago, particulièrement attentifs.
Dans l’entassement des grandes agglomérations, l’homme se voit accablé de servitudes et de contraintes de tous ordres qui vont bien au-delà des avantages que lui apportent l’élévation du niveau de vie et les moyens individuels ou collectifs mis à sa disposition. Il est paradoxal de constater que le développement de l’automobile par exemple, dont chacun attend la liberté de ses mouvements, soit traduit en fin de compte par la paralysie de la circulation. Le temps n’est pas loin où la marche à pied apparaîtra comme le mode de transport le plus sûr et le plus rapide dans nos grandes cités s’il y reste encore des trottoirs !
Dès maintenant, des problèmes analogues commencent à se poser aussi pour l’espace aérien.
Plus graves sans doute que ces problèmes de circulation – encore qu’ils soient pour les hommes et en particulier pour les travailleurs une cause de fatigue physique et nerveuse considérable – plus graves sont les conséquences morales des conditions de vie des villes modernes. Je pense, par exemple, à l’accroissement de la criminalité, en particulier de la délinquance juvénile.
La « ville », symbole et centre de toute civilisation humaine, est-elle en train de détruire elle-même et de sécréter une nouvelle barbarie ? Question étrange, mais qu’on ne peut pas s’empêcher de poser, que vous vous posez avec une inquiétude que nous comprenons bien, nous autres
Européens dont l’histoire a consisté à faire reculer au profit de la cité l’antique forêt hercynienne et qui, aujourd’hui, devons nous préoccuper de rendre sa place à la forêt.
VOILÀ QUELQUES-UNS DES DÉFIS à la société moderne, pour reprendre l’expression du Président Nixon, dont nous commençons à prendre conscience et auxquels il importe de faire front. Pour y parvenir, il convient comme toujours de dénombrer les difficultés et de chercher les
solutions convenant à chaque cas.
Or, face à ce qui n’est, espérons-le, qu’un phénomène de croissance, nous constatons combien l’aménagement des institutions s’effectue avec lenteur par rapport au développement foudroyant des techniques. L’organisation de la société ne s’adapte pas à l’énorme essor et déplacement démographique, qui provoque ces phénomènes « d’encombrement » bien connus des sociologues. Il y a là matière à études et à réformes pour les dirigeants des États comme pour les responsables des grandes villes.
Mais c’est un fait que chaque problème résolu en fait naître d’autres, en général plus difficiles, et que l’homme est amené à remettre en question la croyance à un progrès linéaire selon laquelle chaque succès de la découverte s’ajouterait aux précédents dans une chaîne continue conduisant au bonheur.
Ainsi, au moment même où les savants remportent leurs victoires les plus spectaculaires et les plus exaltantes pour l’esprit, apparaissent les premiers éléments d’un procès de la science. Plus que la science fondamentale dont rien ne peut arrêter le développement, ni contrôler les orientations, c’est de la technologie qui en procède qu’il est possible d’orienter les applications afin de mieux les adapter à l’homme et à son besoin de bonheur.
Il faut créer et répandre une sorte de « morale de l’environnement » imposant à l’État, aux collectivités, aux individus, le respect
de quelques règles élémentaires fautes desquelles le monde deviendrait irrespirable.
Ce n’est pas un hasard si les États-Unis, pays à la pointe de l’expansion économique et du progrès technique, sont aussi le pays où se manifeste le plus grand intérêt pour les problèmes dits de « conservation ». La protection de l’espace naturel doit être désormais une de nos préoccupations premières.
Il s’ensuit que le rôle des pouvoirs publics ne peut aller qu’en s’étendant, car c’est à eux qu’il revient d’édicter les règles et de prononcer les interdictions. Mais l’application de ces règles ne peut être laissée à la seule discrétion des fonctionnaires ou des techniciens. Dans un domaine dont dépend directement la vie quotidienne des hommes s’imposent plus qu’ailleurs le contrôle des citoyens et leur participation effective à l’aménagement du cadre de leur existence.
J’ajoute que la solution gagnera à être recherchée dans un cadre international et dans la coopération de toutes les nations, en particulier de toutes les nations industrielles, également préoccupées des dangers qui les menacent et soucieuses de les écarter. Vous savez que le Président Nixon a pris des initiatives en ce sens. De même, la France et les États-Unis, dans leurs accords récents pour développer leur coopération scientifique et technique, ont à juste titre placé au premier rang des problèmes qui leur paraissent requérir une action commune, ceux de l’urbanisme, de la lutte contre la pollution, de l’aménagement des transports. En développant une coopération qui ne comporte bien entendu
aucun exclusive, nos deux pays donneront un exemple dont je souhaite qu’il soit suivi.
J’AI DÉJÀ, à plusieurs reprises, au cours de ce voyage, évoqué l’extraordinaire épopée de vos astronautes partis à la conquête de la Lune. Parmi les images que la télévision a répandues à cette occasion aucune ne m’a frappé autant que celle de la Terre, aperçue pour la première fois au sein de l’espace interplanétaire. Enrobée de vapeurs, parée des couleurs impressionnistes, la Terre nous est apparue comme un îlot perdu au milieu de l’immensité, mais dont nous savons qu’il est doté de ce privilège fragile et peut-être unique, qu’est la vie.
Quelle vision mieux que celle-là, étrange et pourtant familière, pourrait nous donner conscience de la précarité de notre univers terrestre et des devoirs de solidarité qu’implique la sauvegarde de la maison des hommes ?
28 février 1970, discours prononcé par Georges Pompidou, Président de la République Française, lors d’un diner organisé par l’Alliance française et le Chicago Council on Foreign Relations.
Source :
Institut Georges Pompidou – 6 rue Beaubourg – 75004 Paris
recherche@georges-pompidou.org – http://www.georges-pompidou.org